Compostelle le 49ème jour : Santa Irene/Santiago (20 km) | |
Je me réveille au petit matin avec un boulet dans l’estomac mais ce n’est pas le délicieux repas de la veille qui en est la cause. Aujourd’hui j’arrive à Saint-Jacques de Compostelle. C’est un peu la fin du voyage, même si, sans le savoir, j’ai déjà décidé de poursuivre jusqu’à Finisterre.
J’ai l’esprit complètement vide et le cœur barbouillé. Mélange d’angoisse euphorique et d’excitation déprimée, voilà … je me sens paradoxale : heureuse et triste à la fois.
Vers 8 heures je quitte la petite « Albergue de Peregrinos ». Je prends le chemin forestier qui serpente sous la voûte des immenses eucalyptus qui le bordent. L’air est empli de cette odeur qui m’évoquait autrefois la maladie et son remède mais que j’ai appris à aimer d’une autre manière sur le chemin. Cette odeur n’aura plus jamais le même sens. Je frotte encore une fois quelques feuilles entre mes doigts. J’aspire une bouffée de senteurs faites du souvenir des arbres et du vent, des cailloux et de la poussière du chemin, de l’humus des sous-bois et de la fraîcheur des ruisseaux et même de la chaleur du soleil et de la couleur du ciel…. Humm, j’aspire jusqu’au fond de mes entrailles, comme pour emprisonner ces sensations et ces images qui m’ont donné tant de bonheur et dont je ne veux surtout pas que l’oubli les emporte…
Je sais que la ville est à moins de 20 km, pourtant le chemin pierreux qui y mène semble se poursuivre indéfiniment à travers champs et forêts. Je dépasse Rùa et quelques indices me prouvent que la ville se rapproche, des avions passent régulièrement au-dessus de moi, je longe un collège et traverse quelques bandes de route goudronnée, là un petit supermarché, là un petit terrain de sport… et puis au loin, comme un bourdonnement continu… l’impression d’avancer vers une grosse ruche grouillante de vie…
San Anton… Amenal… je franchis un petit pont sur le rio du même nom… et j’ai l’impression que le chemin a aussi de la peine à nous quitter. Il distille quelques gouttes de civilisation puis nous reprend au creux de la forêt ou au bord des champs. Pourtant après une dizaine de kilomètres ce sont bien les grilles de l’aéroport international que je longe. Le retour à la civilisation est un peu brutal. Et le bruit, jusque là atténué par la forêt, est infernal. J’ai comme un étourdissement…
Mon itinéraire bifurque vers le joli village de San Payo et sa petite église puis très vite un autre clocher m’indique le chemin à suivre jusqu’à Lavacolla. Je sais qu’ici nombre de pèlerins au cours des siècles passés ont fait leur grande toilette dans la rivière qui a donné son nom au village. On imagine aisément que ceux qui nous ont précédés sur ce chemin ne pouvaient profiter du confort que j’y ai moi-même trouvé tout au long des étapes et que cette grande toilette (« lave-cul » !!) s’imposait pour pouvoir se présenter dignement dans la ville de Saint-Jacques.
J’entre maintenant dans les faubourgs de Santiago. Villamaior est la dernière étape avant l’immense Complexe hospitalier de Monte del Gozo où ne je souhaite pas m’arrêter pour dormir : deux mille places, un refuge gigantesque, posé là un peu comme une verrue sur une peau de pêche... J’ai prévu de passer la nuit au petit séminaire de Santiago. Mais je m’arrête tout de même quelques instants pour « admirer » la construction érigée en l’honneur du pape Jean-Paul II lors de son passage à Compostelle en 1993. Monte del Gozo (« Montjoie ») c’est la colline de la joie, celle d’où le pèlerin, presqu’au terme de son voyage, pouvait contempler la ville de Saint-Jacques de Compostelle. Je fais comme tous les pèlerins qui m’ont précédée, j’admire du haut de la colline les toits de Saint-Jacques et j’y cherche la flèche de sa cathédrale. Est-ce l’émotion ? je ne sais où je dois porter mon regard pour la trouver parmi les 46 clochers de Santiago…Qu’importe, je préfère la découvrir de face…. Je m’enfuis presque vers la ville qu’il me tarde maintenant de découvrir.
Encore quelques kilomètres à travers un dédale de rues où je crois bien que je me perds. Je suis dans un état second, les yeux me brûlent et je reste le regard fixe m’attendant à chaque coin de rue à voir se découper la silhouette de la cathédrale. Je marche comme une automate… il y a trop de bruits, trop de circulation, trop de gens qui vont et viennent et ne savent pas que le moment est solennel. Mais j’entends rire autour de moi, klaxonner, le monde s’agite et la vie, pour ceux qui me bousculent involontairement en passant, est celle de tous les jours. Aujourd’hui est pour eux un jour ordinaire.
Pas pour moi. Il me faudrait une musique symphonique dont les tambours et les cuivres rythmeraient mes pas jusqu’à la grande place, ou encore que se déchaînent les éléments, le vent, la pluie, l’orage et, lorsque je lèverais les yeux les deux flèches de la cathédrale se détacheraient dans une explosion d’éclairs… l’instant est magique, je l’ai attendu si longtemps… ça ne peut pas arriver comme ça… si facilement, si banalement !!!
Il n’y a finalement que les battements de mon cœur qui donnent le tempo lorsque je débouche sur la place de la « Puerta del Camino » (la Porte du Chemin). Je me laisse porter par le flot de gens qui vont et viennent et semblent tous se diriger vers un même endroit plus bas. Je descends dans la vieille ville aux ruelles étroites, je ne sais plus où je suis. Puis je descends un superbe escalier qui mène près d’une immense bâtisse surmontée par une statue de Saint-Jacques pèlerin… Je ne dois plus être loin… Je vois une longue file de touristes et de pèlerins qui pénëtrent dans le bâtiment et je me laisse emporter par le mouvement. Sitôt à l’intérieur je comprends où je suis et je me sens frustrée de n’avoir pas vécu ma découverte comme je l’avais imaginée, face à la Cathédrale. Alors je traverse celle-ci sans regarder, je ressors par l’escalier principal, je traverse comme une flèche l’immense Plaza del Obradoiro, droit devant moi jusqu’aux colonnes de l’Ayuntamiento (la mairie) et là je me retourne et je découvre enfin la Cathédrale comme elle était venue parfois me visiter dans mes rêves.
C’est bien peu de dire qu’un flot de sentiments me submerge. Je vois trembler les murs ocres de la Cathédrale… est-ce qu’il pleut ? Je me sens si fatiguée tout à coup… Je pousse un grand soupir et appuie mon front sur l’une des colonnes roses de l’Ayuntamiento et là je laisse enfin couler mes larmes…