... où il est peut-être simplement question de "solitude"...
femme au miroir (Picasso)
La première fois je n’ai pas fait très attention. Il était encore tôt et j’ai à peine saisi mon reflet dans la glace, tracé maladroitement le contour de mes lèvres au crayon, ajouté un peu de rimmel, un soupçon de poudre sur le nez… j’ai attrapé ma brosse au passage et tout en traversant le couloir jusqu’à l’entrée j’ai donné des coups rageurs dans ma chevelure pour la discipliner un peu. Pas vraiment satisfaite, j’ai enfilé mon manteau, lancé un dernier regard sur mon double dans le miroir et me suis jetée dans le quotidien en tripotant les clefs de ma voiture et en cherchant des yeux où j’avais bien pu la garer la veille…
J’avais 7 minutes pour arriver sur la rocade, pas une de plus si je voulais être au top avant 8 heures. Autant dire que j’allais être une fois de plus en retard… Sans vraiment savoir pourquoi (après tout cela faisait 26 ans que j’arrivais en retard, pas de quoi fouetter un chat !), je ressentais une espèce de malaise tout en conduisant. Bon, voyons : j’avais bien fermé le gaz, éteint la lumière de la salle de bain, tourné le verrou dans l’entrée, fermé le portillon du jardin… mentalement je refaisais le trajet en sens inverse… quelque chose clochait.
Je restais distraite toute la journée, pas vraiment au top pour le coup… Il me tardait de rentrer, juste pour vérifier quelque chose qui me turlupinait. Une idée aussi sotte que grenue, mais quand même… je devais vérifier.
Je rentrais plus tôt que d’habitude, légèrement angoissée, garais ma voiture devant le portillon, déverrouillais la porte d’entrée et là l’image furtive qui m’avait tracassée toute la journée s’imposa à nouveau. J’osais à peine pousser le battant et entrer chez moi et surtout, j’osais à peine regarder le miroir. Reprenant mes esprits, riant de moi mentalement, je jetais mes clefs sur la console de l’entrée. Je vis tout de suite que ma brosse à cheveux n’y était plus. Je ne pouvais plus reculer, je devais savoir.
Alors, lentement, je levais les yeux vers le miroir de l’entrée. « Elle » me regardait, un peu ironique, la brosse à la main, parfaitement maquillée, comme d’ailleurs je n’ai jamais su le faire… A priori elle trouvait ça drôle… moi, juste un peu moins.
Ma raison s’était-elle enfuie, pffuuiitt, pendant la nuit ? Et elle, qui était-elle ? Mon double en mieux ? Une intruse, une extra-terrestre ? Ma folie avait-elle pris corps ? Il y avait de quoi « baliser » non ? Etrangement j’entendais ses réponses sans qu’elle me parle. Tout cela n’est pas bien grave disait-elle… Il te suffit d’accepter, c’est tout. Finalement nous y trouverons toutes les deux notre compte. Toi tu m’apprends, moi je peaufine et je te renvoie l’ascenseur ! Voilà, c’est tout… Etrange discours sans qu’une parole fut échangée… Mais, bizarrement cette idée m’excitait. Un autre moi, à qui j’apprendrai ce que je sais déjà et qui me montrerait, en mieux, de quoi embellir ma vie. Le programme était alléchant !…
A travers le miroir, elle me jeta malicieusement la brosse. Je l’attrapais au vol et m’appliquant à copier mon modèle je lissais mes cheveux bien mieux que je n’avais jamais eu la patience de le faire… Je levais le pouce, le droit, et je vis qu’elle me renvoyait mon image, le pouce levé, le droit, pas le gauche comme un miroir sait toujours le faire, tout en clignant d’un œil, droit ou gauche ça n’a plus d’importance puisque moi j’avais pas cligné !
Après tout, qu’importait ma folie si folie il y avait. J’étais seule à le savoir… Je courus jusqu’à la salle de bain et m’appliquais cette fois-ci à refaire mon maquillage aussi bien qu’elle. Enfin, presque. Cette fois-ci elle était hilare, elle m’indiqua gentiment le meilleur moyen d’étaler la poudre sans qu’elle fasse carton-pâte, guida ma main pour poser le fard à paupière et tracer un trait d’eye-liner. Ma bouche devint pulpeuse sous le crayon brun et la touche de gloss ponctua le tout à la satisfaction des deux parties. Je ne me reconnaissais pas. Enfin, je me voyais telle que j’aurais pu me rêver si j’avais rêvé de moi…
Enthousiasmée par ce challenge inattendu, j’allais jusqu’au réfrigérateur et en sortis une bouteille de champagne. J’allais chercher deux coupes et lui en tendis une. Elle semblait dans l’attente… Peut-être n’avait-elle jamais trinqué au bonheur ? Je versais quelques bulles dans chaque verre et portais un toast à notre collaboration. La bouteille finit sa vie sans un pli.
Le lendemain matin me trouva un peu raide. Je veux dire qu’allongée sur le canapé où j’avais passé la nuit j’eus quelque mal à me lever.
Sur la table du salon gisaient deux verres et une bouteille de champagne vide. J’avais un peu mal à la tête…
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